Saison 2

l'épisode:

Saison 2 - Épisode 3 – Marcelline aux Voiles de Saint-Tropez
> 14 octobre 2017 - 3.22Le 5 octobre 1996 à midi, le port de Saint-Tropez pleure, mon frère, alors skipper de maxi*, vient de demander à tous ses amis marins d’actionner leur corne de brume pour accompagner sa douleur. Notre père est mort la veille à minuit. Notre père qui ne ratait jamais une Nioulargue. Et demandait chaque année le passe-droit de pouvoir mettre son voilier devant les fauteuils rouges de Sénéquier. La Nioulargue, elle aussi, est morte. Depuis un an. En effet, le 6 octobre 1995, une collision mortelle est survenue entre une goélette de 40 mètres et un sloop beaucoup plus petit. Cette course ne sera présente plus que dans nos souvenirs. Et sera reprise en 1999 par la Société Nautique de Saint-Tropez sous le nom des Voiles de Saint-Tropez.

Sylvie sur Shenandoah
Des souvenirs de Nioulargue, j’en ai. Beaucoup. Des premières Nioulargue surtout, dès 1984, où tout était permis, tout était possible, tout était rigolo. Fou. Pendant que la plupart des filles voulaient être des girelles bénévoles et passer leur journée dans un bureau sombre et aux ordres des membres du comité organisateur, puisque j’avais le permis bateau (passé l’année de mes 18 ans sur le Doubs, oui, j’ai grandi à Besançon), et que je ne voulais absolument pas être girelle, chaque matin, un propriétaire me laissait son Riva (avec le plein d’essence) pour que j’aille pointer au large une bouée et vérifier que chaque participant vire vraiment autour. J’amenais un pique-nique et mes copines. On faisait la sieste. On se baignait. D’autres fois, Tuf-Tuf, le propriétaire d’un maxi m’invitait à naviguer, j’acceptais à la seule condition qu’on achète, avant, des gâteaux au chocolat et des tropéziennes aux Deux-Frères pour son équipage. Une année, Valentin, monsieur pipi du port, avait été déguisé en roi africain et présenté comme le futur acquéreur de l’Hélisara, le voilier d’Herbert Von Karajan. Paniqué à l’idée que son patron le reconnaisse, il avait toutefois fait la Une de Var-Matin. Un jour, j’ai même fait une course à bord du plus petit voilier concurrent, d’à peine deux ou trois mètres de long, avec un chien, les deux marins pensant que c’était le mien, n’avaient rien osé dire, c’était juste un labrador qui m’avait suivie.

Trophée Sube de la meilleure équipière : Sylvie
Mon père aussi s’amusait beaucoup. Il louait un ketch, ancien, magnifique, avec son ami Sosthène, un restaurateur, tout petit, aussi haut que large, qui ne le quittait jamais, trop heureux de pouvoir lui cuisiner des steaks avec une demie livre de beurre et des crêpes-Suzette avec l’autre moitié de la livre de beurre, et Prieur, son kiné aveugle (il avait sauté sur une mine lors de son service militaire). Un soir, les garde-côtes avertissent mon frère que mon père n’est pas rentré au port. Branle-bas de combat. Ils partent aussitôt avec leur vedette en baie de Pampelonne et les aperçoivent au mouillage. La musique est à fond. À bord, tout le monde est complètement ivre, mon père, Sosthène, et aussi le skipper qu’ils avaient réussi à dévoyer alors que celui-ci ne buvait pas une goutte d’alcool. Mais pas le kiné. Mon père en tendant un verre de whisky aux garde-côtes leur explique que Prieur avait sauté dans la mer pour rejoindre la Corse à la nage, ce qui avait toujours été son rêve. Et qu’ils avaient mis la musique à fond afin que celui-ci puisse se diriger et remonter sur le bateau. Prieur faisait ça à ski, quelqu’un le guidait avec un sifflet. En effet, deux heures plus tard, Prieur était réapparu, nu, avait bu cul sec le whisky que mon père lui avait servi, (oui, mon père, en plus du Bourgogne rouge, était très whisky), avant de s’écrouler, inconscient, au sol.
Mais comme tout était possible lors des Nioulargue, l’année d’après, mon père, Sosthène et Prieur, faisaient toujours partie des concurrents avec leur place devant les fauteuils rouges de Sénéquier, et l’ordre formel du comité organisateur de ne boire dorénavant qu’au port.
Sylvie Bourgeois
* Maxi : jauge internationale de voiliers de courses des années 1980, 1990, d’environ 24 mètres avec une vingtaine de membres d’équipage, barré lors de triangles olympiques en général par leurs propriétaires (ils étaient à l’époque un club très fermé et très élitique d’une quinzaine de personnes qui ne donnaient jamais de noms liés à des marques à leurs voiliers).
Merci à Jérémy, Marcel et Olivier d’accompagner Marcelline en musique. Contact : whynco@yahoo.fr