En croquant dans une madeleine qui vient des Deux frères, ma boulangerie préférée de Saint-Tropez, assise devant Alcyon, un vieux gréement de 150 ans, je me souviens avec émotion d’une Nioulargue de mon père. Mon père était beau, drôle et généreux. Quand mon frère aîné, Max, à 14 ans, a voulu un voilier, il lui en a acheté un, un Shérif rouge, comme ça, sans réfléchir, juste pour faire plaisir à son fils, au grand dam de ma mère qui aurait préféré qu’avec cet argent, mon père fasse repeindre la cuisine de notre maison. C’est ainsi que la passion de mon père pour la voile est née. Il faut dire qu’il a appris à nager à seulement 25 ans, le jour où ma mère l’a amené à Cap-d’Ail, près de Monaco, et qu’il voyait, pour la première fois de sa vie, la mer.
Mon père est né pauvre, très pauvre, enfant, il ne se lavait qu’une fois par semaine dans la cuvette d’eau chaude familiale, et faisait 8 km à pied pour se rendre à l’école. Dès qu’il a commencé à gagner de l’argent, il l’a dépensé allégrement et en a fait profiter ses amis. Tous les ans, il louait une goélette ancienne très élégante pour participer à la Nioulargue, une semaine de régates à Saint-Tropez qui conjuguait parfaitement son amour de la mer et de la fête. Son plus grand plaisir était de pouvoir s’amarrer devant chez Sénéquier. « Si, je vous assure, j’amarrais mon voilier juste devant les fauteuils rouges », il disait, en riant, à ses copains quand il rentrait à Besançon. C’était son bonheur que Max, qui travaillait pour cette course, contribuait à lui organiser.
Nous sommes donc en octobre 1986, il est minuit, quand soudain un garde-côte entre affolé dans le restaurant où nous finissons de dîner.
— Le bateau de votre père a disparu, nous lance-t-il, affolé, il n’est toujours pas rentré au port, on a regardé partout dans la baie, mais rien, il ne répond pas non plus à sa radio, peut-être avez-vous eu de ses nouvelles ?
Je ne suis pas inquiète. Je me dis que mon père a dû profiter de la pleine lune pour passer la soirée en mer. De son côté, Max fulmine. Il déteste la tendance de mes parents, et la mienne aussi, à l’excentricité, la liberté, l’amusement. Mon père a bien fait de lui acheter un Shérif à 14 ans, il en a fait son métier, il est devenu skipper sur des Maxis, des voiliers de course parmi les beaux du monde. Max aurait pu aussi faire un excellent militaire. Il adore donner des ordres ou obéir aux ordres d’un chef, si une hiérarchie a été établie.
— Nous allons reprendre les recherches, continue le garde-côte, voulez-vous venir avec nous ?
— Bien chef ! répond max en enfilant son ciré jaune.
Pendant la Nioulargue, le ciré jaune était l’uniforme dans le village, etaussi pour ceux qui ne naviguaient pas mais qui avaient envie de ressembler à ces beaux marins aux cheveux blonds décolorés par le soleil et à la barbe envahie de sel de mer, les filles d’ailleurs en étaient folles, sauf moi, j’avais mon amoureux-chef de Nioulargue en cachette.
— Je pars avec vous, dis-je en croquant dans la tarte tropézienne que me tend mon amoureux.
— Non, c’est trop dangereux, me dit Max.
— Taratata, c’est mon papa aussi, j’y vais.
Une heure plus tard, nous arrivons au large de la plage de Pampelonne quand soudain nous entendons la Walkyrie de Wagner retentir dans la nuit. Nous nous dirigeons au son et, eurêka, le bateau de papa est là, au mouillage. Hop, nous montons à l’abordage et, là, mon père complètement saoul tend un verre de whisky de bienvenue au garde-côte étonné tandis que Sosthène, son copain-restaurateur qu’il emmenait partout, lui propose une crêpe Suzette que j’accepte aussitôt. J’adore les crêpes et j’adore Sosthène, un petit bonhomme tout gros tout gentil tout rouge, qui adore nourrir mon père qui peut manger et boire ce qu’il veut sans prendre un gramme. Toute mon enfance, je ne me suis d’ailleurs nourrie que de crêpes et de baguettes beurrées avec du miel ou de la confiture rouge. Pendant que Max crie après mon père qui n’écoute pas, tout occupé à offrir une tartine de cancoillotte, c’est le fromage tout mou très fort de notre région, la Franche-Comté, au garde-côte, Sosthène m’installe dans le carré, ravie que je sois la digne descendante de mon père qui apprécie sa bonne cuisine pleine de beurre, de gras et de sucre.
— Ça suffit maintenant, je mets le moteur en marche, on rentre au port, assène Max, furieux de voir le garde-côte en grande discussion avec mon père sur la provenance de son whisky hors d’âge.
Mon père était un homme charmant, bienveillant et rigolo. Tout le monde l’adorait.
— Ah impossible, s’interpose mon père, on doit attendre Prieur.
— Ah oui, c’est vrai, dis-je en avalant ma troisième crêpe sous les yeux béats de Sosthène qui n’arrête pas de répéter en me pinçant la joue : « tu es une bonne petite, Sylvie, tel père, telle fille ! », où est Prieur ?
Prieur est le masseur-kinésithérapeute de mon père qu’il emmène également chaque fois qu’il fait du bateau.
— Il a plongé, il y a une heure, continue mon père en allumant une cigarette, une Disque bleu sans filtre, il en fumait tellement qu’il avait la dernière phalange de l’index tout marron. Son rêve a toujours été d’aller en Corse à la nage. Alors après dîner, il s’est mis tout nu et il a plongé. Depuis on ne l’a plus revu. On ne peut pas le laisser, on doit l’attendre, on partira quand il sera revenu.
— S’il revient, j’ajoute.
Le garde-côte me questionne du regard.
— Il est aveugle, Prieur, il a sauté sur une bombe lors de son service militaire.
— C’est pour ça qu’on a mis la Walkyrie, explique mon père, pour qu’il se repère au son de la musique. Il fonctionne ainsi au ski. Il descend les pistes noires à fond la caisse, et sa fille le guide devant avec un sifflet.
Le skipper, un Polonais qui cuvait son vin sur une banquette, en profite pour se réveiller. Impressionné par l’uniforme et la casquette du garde-côte, il sort de sa cave personnelle une bouteille de vodka.
— Puisqu’on a les autorités portuaires avec nous, il faut fêter ça, hein chef, s’exclame-t-il en lui versant un verre.
C’est à ce moment-là que je me suis endormie dans la cabine de mon père, loin des effluves d’alcool et de cigarettes et des chants à la gloire de la Marine que le garde-côte et le Polonais n’ont pas tardé à enchaîner.
Trois heures plus tard, je suis réveillée par un bruit sourd et tonitruant. Prieur était revenu nu et trempé. Il avait saisi le verre de whisky que lui avait tendu mon père, l’avait bu cul sec puis s’était écroulé au sol, mort de fatigue.
C’était ça mon papa.
Fin septembre 1994, mon père a 68 ans. il se prépare pour aller à la Nioulargue, mais sans bateau cette-fois. Il est ruiné. L’usine qui fabrique et commerciale les toilettes design et écologiques qu’il a dessinées et créées, pour lesquelles il avait hypothéqué la maison afin de pouvoir déposer un brevet au niveau mondial, ce qui était très coûteux, l’a escroqué et refuse de lui payer ses royalties qui sont sa retraite, en tant qu’architecte, il n’en a aucune. Soudain, mon père tombe inerte au sol devant ma mère affolée. Les pompiers arrivent. Il a un AVC. Après trois semaines, inconscient, à l’hôpital, il se réveille, mais ne peut plus parler, il est paralysé de tout le côté droit. Il restera ainsi, sur sa chaise roulante, sans dire un mot, mais avec le regard toujours vif, pendant 2 ans. Jusqu’au 4 octobre 1996, exactement où il est mort pendant la nuit.
À Saint-Tropez, il n’y a plus de Nioulargue depuis l’année précédente, suite à un accident mortel survenu entre Mariette, une goélette aurique de 42 m et Taos Brett, un 6 Mètres JI, causant le décès d’un des coéquipiers. Le lendemain, à midi, Max demande à tous les bateaux présents dans le port de faire sonner leurs sirènes pendant 5 mn afin de rendre un dernier hommage au marin Pierre Bourgeois, mon papa.
Sylvie Bourgeois Harel