Il y a tout juste trois ans, au cœur de la vallée de La Mole, au mois de mars, dans la même étable d’un château, à une heure d’intervalle, quatre biquettes naissaient de deux chèvres différentes. Je les ai aussitôt baptisées : Un, Deux, Trois, Quatre. Le lendemain matin, un autre miracle est arrivé : un petit chat tombé du ciel à mes pieds m’a adoptée. Je l’’ai immédiatement appelé Lumière du Sud. Cela aurait dû être le bonheur : des chèvres, un chat, la nature, un potager pour Marcelline, la création de son association Avec Sylvie on sème pour la vie, mon projet de potager médicinal, de ferme thérapeutique, d’orphelinat, bref, tout ce que j’aime et ce à quoi j’aspire en plus de mon métier d’écrivain.
Mais patatras, pendant l’été, les ennuis ont commencé, un samedi après-midi. Il faisait chaud. Je nageais quand soudain la propriété est devenue très calme, c’est souvent ainsi avec les animaux, quand ils font une bêtise, leurs copains jouent la solidarité et s’accordent à ne pas faire de bruit afin que celle-ci passe inaperçue. Étonnée par ce silence, je sors de la piscine et j’aperçois Un, Deux, Trois, Quatre, se régaler avec les pétales des roses qui s’étaient enfin décidées à fleurir. En voyant la gourmandise pétiller de friponnerie dans les yeux de mes biquettes, j’éclate de rire et comprends que les pétales de rose leur sont aussi délicieux que, pour moi, mon gâteau au chocolat. Néanmoins, je les fais fuir en tapant dans mes mains, je ne suis pas chez moi, c’est mon logement de fonction, mon rôle est de faire en sorte que cet endroit s’associe à une idée du bonheur, donner l’idée est aisé, le vivre est plus compliqué, surtout quand d’autres n’ont pas la même notion du bonheur. Quelques minutes plus tard, un employé débarque avec une carabine et peste qu’il en a ras le bol des dégâts que causent les biquettes. Aussitôt, je dédramatise. Ce n’est pas grave du tout, je lui dis, vous savez, elles ont le droit de se régaler, et rangez votre carabine, je refuse qu’il y ait des armes ici, sur ces terres, j’ajoute, aucun animal ne doit être tué, c’est une propriété dans laquelle je travaille à créer du bonheur, tout le monde doit y mettre du sien, faites comme Lily ma couleuvre ou LoLo mon lièvre, soyez tolérant, j’ai déjà suffisamment souffert quand, en juin, une voisine a égorgé un mouton, j’ai entendu cette pauvre bête hurler à la mort, ou à la vie, pendant des heures, une horreur, alors que sa maison est à plus de deux kilomètres de là, c’est vous dire la détresse de cette pauvre bête, promettez-moi de ne jamais faire de mal à Un, Deux, Trois, Quatre. Oui, oui, promis, Sylvie, il me répond gentiment. Rassurée, je pars à la plage avec Marcelline et le soir, en effet, je vois Un, Deux, Trois, Quatre, attachées devant chez lui, avec une longue corde à la patte, comme leurs parents.
Quelque temps plus tard, je dois effectuer un aller-retour à Paris. Mais quand je reviens, Un, Deux, Trois, Quatre, ont disparu. L’employé m’explique qu’ils les a données au chevrier qui n’habite pas loin. Mon septième sens est sceptique (oui, j’ai un sixième sens, mais je vous en parlerai une prochaine fois…). Et si on allait les voir demain ? je propose. Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, je n’ai pu rendre visite à mes biquettes.
Elles étaient drôles mes biquettes, non seulement, elles adoraient déguster les pétales de roses, mais également mes cheveux et le foulard de Marcelline, elles aimaient aussi monter partout, surtout dans ma petite voiture électrique bleue, elles se donnaient des coups de corne à celle qui prendrait le volant, mais aussi sur mes genoux si je m’asseyais dans l’herbe, ou sur la margelle du puits, elles aimaient prendre de la hauteur et voir le monde vu du dessus, ce que je ne pouvais pas leur reprocher, moi aussi, je dois avoir de l’ADN de biquette dans ma personnalité, j’aime prendre de la hauteur pour ne pas voir la bêtise, la méchanceté, l’agressivité, la jalousie, la violence, que ma personnalité de biquette, gaie et joyeuse, provoque chez certaines vilaines des environs qui rêvent de prendre ma place de biquette préférée dans cette propriété convoitée.
À la fin de l’automne, je suis partie deux semaines à Paris afin de vérifier que les platanes de Saint-Germain-des-Près étaient prêts pour affronter l’hiver. À mon retour, l’employé vient me chercher à la gare et me dit que, pendant mon absence, il y a eu une grosse panne d’électricité de 48 heures et qu’il a eu très peur pour son congélateur qui était plein à craquer. Plein à craquer de quoi, je lui demande, affolée, pas de Un, Deux, Trois, Quatre, j’espère ? Non, non, me répond-il, ennuyé, en bafouillant. Pauvre Un, Deux, Trois, Quatre ! Et pauvre Lumière du Sud qui, lui aussi, un an plus tard, a disparu…
Quoiqu’il en soit, pour en revenir au bonheur, je pense que Loïc de Saleneuve l’a trouvé auprès de ses cent chèvres laitières, à Collobrières, au sein du Massif des Maures, grâce auxquelles il fait un délicieux fromage que les grands chefs du golfe de Saint-Tropez, Arnaud Donckele, 3 étoiles Michelin à la Vague d’Or (hôtel Cheval Blanc), Éric Canino, doublement étoilé à la tête de la Voile (Hôtel La Réserve à Ramatuelle), ou encore Philippe Colinet qui officie au restaurant étoilé Colette (hôtel Sezz), servent à leurs tables, tout comme Laurent Bertolotto au Club 55, sur la plage de Pampelonne à Ramatuelle, le restaurant de mon ancien employeur Patrice de Colmont au château de La Mole. Loïc vend également ses fromages, des confitures, son miel, ses oeufs et ses charcuteries tous les mardis et samedis matin au marché de Saint-Tropez sur la place des Lices.
Sylvie Bourgeois