J’ai 18 mois. Il fait froid. C’est l’hiver. Je porte une combinaison molletonnée gris clair qui englobe ma tête. Un gris clair qui tire vers un bleu ciel fatigué. Un bleu ciel qui aurait perdu sa couleur d’avoir été trop lavé. Ma mère a dû faire porter cette combinaison à mes frères aînés, ce qui expliquerait son manque de définition de couleur. Dans l’album de famille, c’est pareil, il y a un manque de définition de couleur de qui je suis. Les seules photos qui me représentent sont en noir et blanc. Il y en a douze. De mes frères, des centaines. Bien collées avec des coins transparents pour ne pas qu’elles s’abiment. De moi, douze, jetées en vrac au milieu de l’album qui n’est pas achevé, l’album, pas ma famille, quoique, ma famille est peut-être, elle aussi, inachevée. Il y en a deux dans un couffin qui ont été prises le lendemain de ma naissance, une sur les genoux de ma mère, une où j’apprends à marcher, ma mère est derrière moi prête à me retenir si je tombe, je souris étonnée de cette future possibilité de pouvoir me déplacer, une sur le perron avec mon frère Vincent qui me tient par les bras élevés en couronne au-dessus de ma tête, une toute potelée où je regarde l’objectif (déjà), une avec mon père, j’ai 6 ans, je porte ma robe coccinelle que j’adore, une autre avec ma robe blanche brodée serrée à la taille par un ruban rouge. Les quatre dernières ont été prises par un photographe professionnel. J’ai 8 ans. Je suis mannequin pour les affiches et catalogues que faisait mon père qui devait dire à ses clients, on va prendre ma fille, ça ne coûtera rien. Ça ne me dérangeait pas de ne rien coûter, j’adorais poser. Ce sont les seuls moments où je souris. Clic Clac. Je deviens une autre enfant. Clic Clac. Je n’ai jamais eu 8 ans. Clic Clac. Il ne m’a jamais emmenée à la cave. Clic Clac. Je n’ai pas mal. Clic Clac. Je suis une autre enfant. Encore aujourd’hui, j’adore poser, sur les photos de groupe, je suis souvent la seule à ne pas avoir une drôle de tête. Clic Clac. Sur l’une des quatre photos de publicité, je regarde un cadran horaire destiné à apprendre à lire l’heure aux enfants, sur une autre, je porte une paire de lunettes Lissac, je souris avec deux dents en moins, il y a la même où je garde la bouche fermée, et sur la dernière, je tiens une tirelire de la CMDP. Cette affiche m’avait valu en terminale une déclaration d’amour de la part de Bruno Monmayou qui, enfant, avait rêvé pendant des années de cette petite blonde aux yeux bleus fatigués qui tenait une tirelire dans la vitrine de la banque devant laquelle il passait chaque matin en allant à l’école. Ces douze photos jetées en vrac au milieu de l’album de famille résument mon enfance. À la suite de ces douze photos, il n’y a que des pages vierges. Comme si notre famille s’était arrêtée à mes 8 ans. Comme si mon histoire restait à écrire. Comme si ma mère m’avait laissé de la place pour exister en écrivant mon histoire.
À 19 ans, quelques mois après ma tentative de suicide, j’ai demandé à ma mère pourquoi il n’y avait pas plus de photos de moi dans l’album de famille.
— Ton père avait déjà tellement photographié tes trois frères, m’avait-elle répondu en levant les yeux au ciel.
— Et alors ?
— Tu sais au quatrième enfant, c’est moins amusant.
— Ah bon ?
— Ben, oui.
— Pourtant, j’étais la seule fille.
— Et heureusement, je n’en pouvais plus de tous ces zizis à langer, mais pour être sincère avec toi, après ton frère Vincent, j’aurais préféré ne pas retomber enceinte, j’avais fait un régime draconien, du coup, je n’ai plus jamais retrouvé ma taille.
— C’était quand même bien d’avoir une fille ? avais-je insisté.
— Évidemment ! Dès ma première grossesse, j’aurais voulu avoir une fille. Et l’appeler Sylvie. Qui n’était encore pas un prénom à la mode. Mais quand tu es née, ç’a été le raz-de-marée des Sylvie à cause de Sylvie Vartan, alors que moi ça faisait plus de dix ans que j’avais choisi Sylvie si j’avais une fille.
— Et pourquoi les douze photos de moi n’ont jamais été collées dans l’album de famille ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Tu ne veux pas plutôt qu’on aille à Chalezeule, Adèle m’a dit que la piscine était très belle.
Je me souviens que j’avais eu chaud dans ma combinaison de cosmonaute. Très chaud. Trop chaud. Nous étions en voiture. Nous étions nombreux dans la voiture. C’était blanc à l’extérieur. J’étais allongée sur les genoux de ma mère. Ça, c’était bien. Ma mère était mon repaire. Je venais d’atterrir de ma planète magique avec ma combinaison de cosmonaute. Et j’avais atterri sur ma mère devenue mon repère sur terre.
À 19 ans, lors de mon obsession de mes douze photos pas collées dans l’album de famille, j’avais également demandé à ma mère si, bébé, j’avais eu une combinaison de cosmonaute bleu ciel fatigué.
— Oui, je vous ai tous habillés avec, claironna-t-elle.
— J’en étais sûre ! avais-je marmonné, les poings serrés.
— Mais pourquoi me parles-tu de cette combinaison ?
— C’est mon premier souvenir. J’étouffais de chaleur dans cette combinaison de cosmonaute. C’était tout blanc. J’étais allongée sur tes genoux. Ça, c’était bien. Nous étions peut-être en voiture car des images blanches défilaient. Je me souviens que nous étions serrés et que j’étouffais.
— C’est incroyable que tu te souviennes de cette combinaison, c’était un modèle ravissant et très pratique avec une capuche qui englobait bien vos petites têtes. Tu ne l’as portée qu’un hiver, c’était du 1 an, je l’ai ensuite donnée à Monique lorsqu’elle est tombée enceinte. Tu es née en août, tu devais donc avoir 18 mois. C’était peut-être le jour où Gérard Alexandre est venu à Besançon, il avait déjeuné à la maison, c’était un dimanche, nous sommes ensuite allés, en voiture, voir un terrain sur lequel il projetait de se faire construire une maison, papa le lui avait déconseillé, c’était un endroit inondable.
— Nous étions nombreux dans la voiture ?
— Avec tes frères, nous étions six, sans te compter.
— Comme pour les photos, je ne comptais déjà pas.
— Mais qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— C’est peut-être ce jour-là que j’ai décidé de ne pas faire d’enfant, pour ne pas étouffer, la famille, ça étouffe. Je détestais ton Gérard Alexandre. Heureusement que tu ne l’as pas épousé, minauda-t-elle.
— C’est lui qui était amoureux, pas moi.
— N’empêche quand vous faisiez des soirées dansantes avec papa, je le voyais, il n’arrêtait pas se frotter à toi, je le haïssais.
Puisque ma combinaison de cosmonaute avait été portée par mes frères, cela voulait dire qu’ils venaient de la même planète que moi. Idée insupportable. Et qu’ils avaient connu ma mère avant moi. Autre idée insupportable.
Sylvie Bourgeois