Décidément, je crois que j’aime vraiment mon métier d’écrire. Et écrire sur mes contemporains. Ce sont les seuls que je connaisse. En revanche, je ne sais écrire qu’à partir de moi. Il faut qu’à un moment donné le sujet m’ait touché, en bien ou en mal, en joie ou en peine, en bonheur ou en chagrin. Ce choc avec le sujet en question est mon point d’appui, comme un sportif pour un marathon, c’est le départ de mon inspiration, la genèse de ma nécessité de raconter. Non pas par effroi, ou stupeur, ou reproche, ou victimisation, ou moquerie, ou vengeance, non, c’est un besoin vital identique à celui de respirer, de se nourrir. Mais attention ne faites pas de confusion, ni de conclusion hâtive, je ne me nourris pas de ce que je vis, je me nourris exclusivement de ce que je ressens, passé ce léger flirt avec le sujet, je cours, je m’emballe, je me concentre, plus rien ni personne n’existe, seuls mes personnages m’habitent, je vis avec eux le temps de l’écriture, il n’est même arrivé de tomber amoureuse de l’un deux. Dans mes comédies, j’adore créer des personnages amusants, nounours et protecteurs. Dans ma collection de Sophie démarrée chez Flammarion, dans celui qui se déroule à Megève, j’ai été amoureuse de Ludovic Paradis, un Mégevan veuf, costaud, un peu rustre, mais au cœur tendre, et dans Sophie à Saint-Tropez, de Boris, un Russe que mon héroïne avait surnommé Bouboule, et qui cachait sous ses kilos en trop une humanité et une générosité slaves terriblement sexy. Véridique, j’ai eu du mal à les quitter.
Oui, je prends plaisir à observer mes contemporains, même lorsqu’ils se comportent honteusement, je trouve un intérêt à essayer de comprendre leurs agissements, leurs grimaces viles, leurs expressions vulgaires, leurs attitudes dégoûtantes, non pas pour les comprendre dans le sens d’être en empathie avec eux, il ne faut quand même pas exagérer, je n’ai pas de temps à perdre, mais les comprendre au sens étymologique latin de concevoir, de saisir par l’intelligence, d’embrasser par la pensée. Puis dans ma tête, je leurs réponds, je joue, je les aide aussi parfois, je les conseille, c’est mon entraînement quotidien pour arriver à être encore plus précise, plus exacte, plus affutée, voilà, exactement, en observant, j’affute mes mots, j’acère mes phrases, je les aiguise pour être encore plus pertinente, plus rapide, plus judicieuse, c’est d’ailleurs dans cette précision que se trouvent la finesse et le sentiment d’identification pour le lecteur, l’humour aussi. L’humour est ma base, ma fondation. J’aime être drôle. Quoi qu’il se passe, que je sois dans un bus, un train, un magasin, une soirée mondaine, un cocktail littéraire, je recherche toujours l’humour, la note qui va faire chavirer la situation en rire, sinon je m’ennuie, c’est comme un réflexe de trouver mon point d’appui dans la drôlerie. Dans ces cas, mon sujet d’observation est moi, j’adore me moquer de moi, me mettre en scène, m’imaginer dans telle situation, comment je réagirais, ce que je dirais, je m’amuse beaucoup avec moi-même, mes contemporains ne sont là que pour me donner la réplique. D’ailleurs, rares sont ceux qui ont le privilège de terminer dans mes romans.
L’écriture me donne une distance, parfois une distance qui peut paraître de la prétention, alors que cette distante m’est nécessaire pour mieux observer sans prendre parti, même lorsqu’il s’agit de moi, je suis hors du cadre. L’autre jour, un ami qui m’a agressé, oui des amis peuvent m’agresser ou alors peut-être que ce n’est pas un ami, tiens, voilà le début d’un roman, d’une histoire, d’un besoin de raconter, m’a dit, le surlendemain quand il est venu me voir pour s’excuser, que j’étais exaspérante de rester toujours aussi calme. Il voulait, quoi, que je devienne idiote et violente ? Jamais de la vie, je ne sais être que calme, douceur et drôlerie, sauf avec mes mots, je peux être cinglante. Quand j’ai ajouté qu’il m’avait fait mal en me poussant violemment, il a répondu que j’étais en sucre. Ils sont drôles quand même mes contemporains, non ? Grâce à eux, je sais que je pourrais écrire jusqu’à la fin de mes jours. Tiens, cela me donne une idée, faire une série de portraits de mes contemporains, pas juste de mes contemporains, il ne faut quand même pas exagérer, mais des contemporains qui sont en interaction avec moi, en quoi ma présence, ma liberté, ma spontanéité, et aussi mes défauts, les transforment ou révèlent leurs travers, leurs peurs, leurs frustrations, leurs qualités, leurs émotions, leur joie aussi, en somme, de la littérature quantique, le sujet observé se transforme du fait qu’il est observé et le sujet observant se transforme du fait qu’il observe.
Aujourd’hui je vous propose d’écouter la lecture par ma petite Marcelline (décidément elle sait tout faire…) de l’une de mes nouvelles, La Dame Bleue, parue dans mon recueil Brèves enfances, aux éditions Au Diable Vauvert.
Sylvie Bourgeois Harel