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Un “Prince paysan” à Pampelonne

Un Prince qui s’appelle Patrice…

Sylvie Bourgeois | Patrice de Colmont – © Gilles Bensimon – Article pour le magazine Maxim (détenu par Sardar Biglari, propriétaire également de la chaine Steak’n Shake).

Tout a commencé en 1947, lorsque le père de Patrice, l’explorateur Bernard de Colmont (qui a découvert les Indiens Lacandons en 1935), tourne pour gagner un peu d’argent un documentaire à bord d’un pailebot, un bateau à voiles qui transporte des oranges. Une forte tempête de mistral les oblige à s’abriter dans la baie de Pampelonne. Bernard, subjugué par la beauté des lieux qui étaient à l’époque totalement déserts, décide d’y revenir avec sa famille. « N’est-ce pas l’endroit idéal pour vivre ? » rétorque-t-il à ses amis et collègues qui se moquent car ils préfèrent continuer de bourlinguer dans le monde entier. « Il n’y a pas d’araignées, ni de serpents mortels, pas de requins ou de lions, pas de choléra, ni de tsunami… »

Après avoir loué pendant plusieurs étés une cabane de pêcheurs sur la plage de Bonne terrasse, Bernard achète en 1954 deux parcelles de terrain au bord de la mer juste à l’endroit où les Américains sous les ordres du Général Patch ont débarqué pour libérer la France. Sa femme Geneviève est furieuse. Elle n’a pas de quoi acheter des pull-overs pour leurs garçons de 9 et 6 ans, et son mari qui vient de toucher un petit héritage achète un bout de plage remplie de mines laissées par la guerre ! Mais elle aime son homme alors ils quittent la Haute-Savoie et s’installent pour vivre à l’année, sans eau, ni électricité, sous des tentes puis dans trois cabanes en bois que Bernard a dessinées et fabriquées.

Les amis des époux de Colmont aiment venir déjeuner au cabanon. Très rapidement, Geneviève leur propose de s’occuper de l’intendance des repas. Un jour de 1955, l’équipe du film de Et Dieu créa la femme avec Brigitte Bardot, qui n’a que 19 ans et n’est pas encore une star, croit qu’il s’agit d’un restaurant et demande à Geneviève si elle peut leur faire la cuisine pour 80 personnes pendant trois semaines. Ça l’amuse terriblement. Elle aime les gens de talent. Pour preuve, elle voulait devenir aviateur, ses parents n’étant pas d’accord, elle a réussi à travailler (bénévolement) pour l’explorateur Paul-Émil Victor. Alors elle dit oui. Elle n’a pas de four. Peu importe ! Elle fait cuire les rôtis dans celui du boulanger. Le film terminé, Roger Vadim et Brigitte Bardot reviennent. Et avec leurs amis, des réalisateurs, des comédiens, des écrivains, des chanteurs. Les artistes de Saint-Germain-des-Près qui font le Saint-Tropez des années 50 se sentent chez eux. Geneviève, issue de la grande bourgeoisie, n’est pas impressionnée. Le soir, on dîne, on danse, c’est l’endroit où il faut être. Le Club 55 est né.

Pendant ce temps, Patrice grandit dans, sur et sous l’eau. À 8 ans, son père l’émancipe : « À ton âge, les jeunes Lacandons apprennent à fabriquer leurs flèches pour se nourrir, et bien, toi, c’est pareil ! » Après l’école, Patrice part sur son petit voilier pêcher et dormir derrière le Cap Camarat à l’endroit où la Méditerranée est si transparente que les pierres sont bleues. À 15 ans, Patrice a un rêve : devenir paysan et châtelain comme son cousin de Montfort l’Amaury chez qui il travaille plutôt que d’aller au lycée, aucun prof ne pouvant remplacer le savoir de son père qui lui a tout appris. Mais la vie en décide autrement. Lorsque Patrice a 17 ans, son père est obligé de vendre l’une des deux parcelles de plage afin de réunir l’argent nécessaire pour construire une « vraie » maison en pierres (qui est aujourd’hui celle sur laquelle le restaurant est adossé). Patrice souffre terriblement de cette injustice que son père si brillant ne puisse pas sauvegarder le lieu qu’il aime le plus au monde. Le lieu de son enfance. Furieux, il part travailler à Paris. Mais sa mère atteinte d’un cancer décède. Son père ne s’en remet pas et tombe à son tour malade. Avant de mourir, il demande à Patrice de revenir. Patrice qui a alors 24 ans reprend avec son frère aîné et sa jeune sœur Véronique le Club 55. Et l’ouvre un peu plus sur l’extérieur. Certaines personnes n’osent pas venir pensant que c’est privé et réservé aux membres du Club. Patrice tient à garder le même état d’esprit que celui de ses parents, c’est à dire un lieu sans concept, sans que rien ne bouge, ni ne change, avec la même cuisine authentique et familiale que celle de sa mère, ratatouille, poisson sauvage grillé amené chaque matin par les pêcheurs locaux, feuilleté de Ramatuelle, et les mêmes principes : Ici le client n’est pas le roi… parce qu’il est un ami et La cuisine n’est pas faite par le patron.

Très rapidement, le Club devient le rendez-vous incontournable et cosmopolite. Les vacanciers du monde entier qu’ils soient rois, stars, hommes d’affaires, qu’ils s’appellent Jack Nicholson, Sylvester Stallone ou encore Bono, prennent l’habitude de revenir chaque été. Quelques années plus tard, Jean vend ses parts à Patrice. Le restaurant s’organise désormais pour servir des quantités importantes de repas. Quand on demande à Patrice combien exactement ? Il répond en souriant qu’ils sont dans du déraisonnable ! (en réalité jusqu’à 1000 couverts par jour). Puis il ajoute (toujours en souriant) que l’idée n’est pas de battre des records, mais de faire plaisir à toutes les personnes qui veulent venir déjeuner, comme avec les amis qui s’invitent et qui sont plus nombreux que prévus, on ne les met pas dehors, on se débrouille pour les nourrir.

Le Château de la Mole

Patrice construit le mobilier avec le bois flotté qui s’échoue sur le sable après les tempêtes et pose des nappes bleues douces et délavées (dans la même tonalité que les matelas de la plage) et des fleurs sur les tables. Plus les objets ont vécu, plus ils transpirent la joie de son passé d’enfant et lui indiquent qu’il peut continuer de vivre dans la mémoire de ses parents sans angoisse puisque rien n’a changé, plus Patrice est heureux. Il investit toute son énergie, sa passion, son temps, son amour des relations humaines dans le Club 55 qui ne désemplit pas et reste ouvert pratiquement toute l’année, excepté les trois mois d’hiver. Patrice est chaque jour au cœur de son restaurant. Il est le cœur du Club 55. Tout le monde l’appelle Patrice. L’embrasse. Lui serre la main. Lui explique sa dernière folie ou son divorce. Il se souvient de tout et de tous. Rit. Blague. Raconte des tonnes d’histoires passionnantes, fait renaître les voyages fabuleux de son père, tout en apportant une chaise supplémentaire ou en servant une tarte tropézienne. Il lui arrive aussi parfois de se mettre en colère et de demander aux indélicats de ne plus revenir. Il désire uniquement des bonnes ondes. L’endroit devient magique. On se sent unique et privilégié d’avoir la possibilité d’y déjeuner. C’est l’un des rares restaurants où les clients remercient le patron de les avoir accueillis. Patrice crée le mouvement et donne le rythme. Le mouvement de ses employés, véritable chorégraphie rodée au centimètre près afin que personne n’attende et soit accueilli comme à la maison. Les serveurs ont leurs habitués. Les conservations démarrent. Des rires explosent. Des amitiés se nouent. C’est ce qui fait le charme du Club dont Patrice est le Prince.

En 1993, il rachète enfin la parcelle que son père avait été obligé de vendre, faute d’argent, et construit des cabanons pour que ses clients puissent séjourner de façon aussi authentique que lui enfant sur la plage. Mais malgré sa réussite, son rêve de devenir paysan et châtelain ne le quitte pas. Il cherche des fermes dont les terres seraient intactes et n’auraient jamais été en contact avec les pesticides et autres semences modifiées. Partout. Même dans les Alpes de Haute-Provence. Jusqu’au jour où une famille lui propose d’acheter la ferme de leurs parents. Ils n’ont plus les moyens de l’entretenir et ne veulent la céder qu’à Patrice car ils savent qu’avec lui, celle-ci ne changera pas. Son rêve se réalise enfin, et dans des conditions idéales, la ferme des Bouis est située à cinq minutes du Club 55. Il y installe des chevaux, des ânes, des biquettes, des chèvres, des chiens, qui ont vue, au travers des oliviers, sur la Méditerranée et le Cap Camarat qui abrite ses fameuses pierres bleues. Il y fait pousser un potager, des olives et des vignes, fait son vin, son huile et livre le Club 55 en légumes et fruits évidemment bios, toujours dans sa philosophie de faire le plus naturel possible : « Moins on s’éloigne de la nature, moins on se trompe » ajoute-t-il en vous fixant de ses grands yeux verts. Il éduque en laissant à chacun la possibilité de découvrir. Sur le menu, il n’y a nulle part mentionné « bio ». Mais ses clients lui posent des questions sur les goûts si délicieux des tomates ou des courgettes. Alors Patrice prend une grande inspiration et raconte le maraîchage sans tracteur mais avec des chevaux de trait, les semences reproductibles, le danger des OGM, l’influence de la lune. Il est intarissable. L’idée de Patrice est de sensibiliser ses clients, dont certains, financiers ou industriels, sont les principaux acteurs de la pollution mondiale, à l’agroécologie, non pas en leur donnant des leçons, mais en leur montrant, par son expérience réussie de prince paysan, que c’est possible.

Son éthique prend une dimension supplémentaire lorsqu’il découvre en 2011 les mots du paysan philosophe Pierre Rabhi : « Il est temps de prendre conscience de notre inconscience. » « Enfin un homme qui pense comme moi ! » se dit Patrice en dévorant ses livres. Désireux de le rencontrer, il l’invite à donner une conférence sur sa plage. Trois jours plus tard, Pierre téléphone à Patrice : « Je sais que je suis capable de résoudre le problème de la faim dans le monde par l’agroécologie. J’aimerais que tu me rejoignes sur ce chemin. » Depuis les deux hommes ont créé ensemble le Fonds de dotation Pierre Rabhi. Et Patrice lui a fait rencontrer Léonardo di Caprio. « Pierre, que pensez-vous des OGM ? » lui demande celui-ci. « C’est un crime contre l’humanité », répond Rabhi. « Je suis d’accord avec vous. » Des promesses sont faites de traduire ses livres en anglais et de les distribuer sur le territoire américain.

En mai 2015, Patrice, qui a toujours prôné la patience, concrétise le plus excitant de ses rêves : l’acquisition du Château de la Mole (où à grandi Antoine de Saint-Exupéry, l’auteur du Petit Prince). Il fait de cette demeure historique une « villa Médicis » de l’agroécologie pour susciter des rencontres et transmettre le savoir, ainsi qu’une ferme comme au XVIIIème siècle, dans le souci d’un écosystème naturel qui respecte la terre. Au printemps 2016, le potager est planté et trois mois plus tard, les premiers légumes fournissent le club. En quantité impressionnante ! Qui a dit que le bio n’était pas rentable ?

À 20 heures, chaque soir, après douze heures de travail non stop, Patrice ferme la porte de son Club 55 et charge dans le coffre de son 4X4 une centaine de kilos d’épluchures qu’il apporte à sa ferme des Bouis pour nourrir ses ânes et ses chevaux. Si on lui demande pourquoi il le fait lui-même, il répond d’un air étonné, presque amusé : « À quoi bon avoir des animaux si ce n’est pas pour les nourrir ? » Puis serein, il rejoint à une quinzaine de kilomètres de là son château de la Mole où l’attend le petit Prince qui, la nuit, l’inspire et lui souffle : «… », mais chut, c’est leur secret. Un secret de Princes naturalistes prêts à toutes les bontés pour sauver l’humanité.

Sylvie Bourgeois

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